Tout dans mon esprit est d’une étonnante clarté. On dirait que le monde a soudain ralenti sa course infernale. Les secondes s’égrainent comme des heures. Le temps s’est arrêté pour me regarder tomber. Le monde autour de moi est un kaléidoscope où les couleurs tournoient furieusement. Le ciel bleu se mêle et se démêle à la grisaille du trottoir qui m’attend. À m’en donner des vertiges. Je devrais être pris de panique, sauf que je ne réalise pas vraiment ce qui est en train d’arriver… Sûrement l’effet du whisky… Je vais mourir. C’est curieux , je n’ai pas peur. J’ai l’étrange impression d’être un spectateur, comme si je regardais quelqu’un d’autre par la fenêtre. Quelqu’un d’autre qui va mourir. On va probablement me citer dans la rubrique des suicides. Encore un de ces riches déséquilibrés qui s’est jeté d’un gratte-ciel ! Ils fouilleront l’appartement et découvriront la bouteille de whisky à moitié vide sur la terrasse. On pourra lire toute l’histoire dans les colonnes du Times, avec une analyse des raisons qui m’ont amené à sauter. Tout cela sera pourtant une erreur grossière. Car je n’ai pas sauté. J’aimerais tant pouvoir dissiper ce malentendu. Mon Dieu, montre-leur que j’étais assis sur la balustrade. Montre-leur que je me suis juste un peu trop penché. Montre-leur que je ne suis pas un suicidaire. Mais c’est trop tard pour ça. Ce qui me gène, c’est le souvenir que je vais laisser. Mes enfants vont grandir en pensant que leur papa s’est donné la mort. Jimmy n’a que cinq ans. La petite Marie-Ange vient d’avoir deux ans. Comment peut-on faire comprendre une chose pareille à une fillette de deux ans ? J’aurais dû passer plus de temps avec eux. Et aussi avec Katia, ma femme. Hier, elle ne m’aurait pas quitté si j’avais été plus présent. Et tout ça, pourquoi ? Pour un avancement ? J’ai fait tant et tant d’heures supplémentaires ! Je crois bien que je détiens le record. Il fallait impressionner le patron. Quand est-ce que ça a commencé, au juste ? Il y a seulement trois ans, est-ce possible ? Et à présent, je suis un associé dans l’un des plus gros cabinets juridiques de cette ville. Plein aux as ! Désigné par le Times comme « l’homme de l’année ». Je me suis démené pour atteindre le top et pour finir, quand j’y suis parvenu, j’ai réalisé que j’avais passé à côté de tout ce qui comptait vraiment. D’où le whisky… C’est étonnant de voir à quel point les humains sont bornés. Nous sommes trop orgueilleux pour tirer nos leçons des bêtises des autres : il faut absolument que nous les fassions nous-mêmes. Combien de fois n’ai-je pas entendu la triste histoire du gars qui a perdu sa famille pour avoir trop travaillé ? Mais non, j’étais sûr que ça ne m’arriverait jamais. Pas à moi. C’est étonnant que Katia ait eu autant de patience. Où avais-je donc la tête ? J’avais une femme merveilleuse et deux beaux enfants que je ne voyais jamais. À leur réveil, j’étais déjà au bureau. Le seul moment où nos vies se croisaient, c’était le soir. S’ils étaient encore debout quand je rentrais. J’étais même absent les week-ends. Je me tapais des journées de 16 heures ! Comment avais-je pu être aussi stupide ? Je croyais en toute sincérité que le fait d’être riche nous rendrait heureux. Quelle folie ! Jusqu’au jour où je ne savais plus quoi faire de mon argent. Au fait, qu’est-ce que j’ai mis sur mon testament… ? Je ne me rappelle même plus. J’ai sans doute tout légué à Katia… Qu’est-ce qu’elle va faire de tous ces millions ? Les distribuer sans doute. Elle ne s’est jamais trop intéressée à l’argent. Elle me répétait toutes les semaines que l’argent ne fait pas le bonheur. Je refusais de la croire. Je me rapproche du sol. Je peux déjà apercevoir les fissures du trottoir. Je ferme les yeux et j’attends. C’est une question de secondes… Une minute s’écoule, puis deux. Je n’ose pas ouvrir les yeux, alors j’attends. Encore une minute qui passe, puis une autre. Finalement, je les ouvre. Je suis dans mon lit. Chez moi. Non, je ne me suis pas écrasé sur le trottoir. Katia est allongée à côté de moi. Je suis gêné par un bruit persistant qui finit par accaparer mon attention : c’est le réveil sur la table de nuit. Il me fait savoir qu’il est 5:30. L’heure de se lever pour courir au bureau. Que s’est-il passé au juste ? Était-ce un rêve ? Impossible, je m’en souviens trop bien. Et puis les papiers du divorce, le whisky que j’ai bu sur la terrasse, la chute, tout cela était trop clair… Je fais taire la sonnerie. Si ce n’était pas un rêve, c’est qu’on me donne une seconde chance. J’ai l’impression que tout ça est tiré d’un film. Quoi qu’il en soit, j’en suis très reconnaissant. Je débranche le téléphone près du lit et je désamorce le réveil. Katia sera bien étonnée quand elle se réveillera un peu plus tard ce matin en découvrant que je suis encore là. Ça fait trois ans que je n’ai pas pris de vacances. Demain, nous irons au bord de la mer pour une semaine. Si mon patron n’est pas d’accord, il peut toujours me renvoyer si ça lui chante. Cela m’est bien égal. D’ailleurs, il se pourrait très bien que je démissionne. Je lui dirai que j’ai enfin compris : la vie est plus précieuse que l’argent. Une histoire de Dan Johnston. © La Famille International
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